C’est pas ce que tu crois

1

J’aime m’asseoir derrière le rebord de la fenêtre de la chambre qui donne sur leur nouveau porche pour les épier à mon aise. Pete, le mari de ma voisine Beth, se vante de l’avoir construit en deux jours. Ça me paraît exagéré, mais j’étais à la pêche au Minnesota quand il s’y est mis. Enfin c’est ce qu’il a dit à mon ex, Phoebe, quand elle faisait une lessive dans la buanderie commune du sous-sol. 

« Il buvait une Budweiser en boîte et une fois fini il l’a écrasée d’une main avant de l’expédier dans la poubelle du fond. Trois points à l’aise, a-t-il dit, crâneur. » 

J’ai senti qu’elle admirait ça. 

« De la caillasse et du ciment, paraît-il qu’il a encore ajouté. Facile comme tout. Un bidon d’huile de coude, deux packs de bières et c’était marre. » 


2


Quand Pete se sent amoureux, il appelle Beth sa concubine. Ça m’a scié la première fois que je l’ai entendu. Il était tard, deux heures du matin environ, et comme chaque nuit, j’étais derrière la fenêtre en train de mater. Eux, ils ne pouvaient bien sûr pas savoir que j’étais à mon poste et ils baisaient avec entrain sous leur porche flambant neuf. 

« Ma concubine, disait-il, je suis amoureux de ma concubine. » 

Et il l’embrassait, la caressait, la léchait, passait et repassait la main entre ses cuisses, la pénétrait, se retirait pour boire une rasade de bière avant de s’y remettre avec plus d’ardeur encore. 

Ils avaient la musique à fond aussi, Johnny Cash, Rings of fire, et comme dans la chanson Beth était en feu et riaient en chantant à tue-tête avec Johnny, et je le voyais bien, moi, de ma planque, je le voyais bien qu’elle en redemandait. Faut dire qu’elle est comme ça. Une femme remarquable. Je sais ce que je dis. Deux ans qu’on est voisin et qu’il s’en passe des choses, la nuit. Deux ans qu’on se croise dans l’escalier en coup de vent, se dit bonjour sans se parler, se connaît sans se connaître, se regarde sans se voir, même si, avec le temps, on se connaît forcément un peu et sait des choses, des trucs qui ne regardent personne, mais alimentent les racontars de cages d’escalier et les commérages d’étage glanés à l’heure de sortir les poubelles. Comme Pete, par exemple, qui n’est pas le père de Tim, le fils de Beth. Même qu’il l’a dit à Phoebe ce jour-là dans la buanderie. Qu’il s’est senti obligé. On se demande bien pourquoi. Comme si c’était un secret. Comme si on n’était pas tous au courant dans l’immeuble. Et puis franchement, le gosse ne lui ressemble en rien.

3

Phoebe est partie. Elle m’a quitté. Je n’ai rien vu venir. Je me suis dit que j’aurais réagi autrement, que j’aurais limité la casse, mais pas si sûr. On dit toujours ça après coup. Ça ne mange pas de pain.    

C’est arrivé vendredi dernier. On avait picolé du bourbon des Appalaches, fumé de la bonne sinsemilla californienne et elle dormait à poing fermé, quand un cauchemar l’a réveillée en sursaut, littéralement arraché au sommeil sans même me laisser le temps de regagner le lit ni vu ni connu. 

Elle a poussé un cri quand elle m’a vu à mon poste derrière la fenêtre, surpris le nez collé contre la vitre tandis qu’en bas, Pete prenait Beth en levrette à même le sol de leur porche. 

Je ne savais pas quoi dire sur le coup, ni même après d’ailleurs, et puis ça m’était égal au fond, j’aurais juste aimé qu’on se recouche elle et moi, comme si de rien n’était, comme si tout cela n’allait pas chercher bien loin, ce qui est le cas quand on est jeune et qu’on bande du matin au soir, mais elle ne voyait pas les choses ainsi, elle, je le sentais bien, alors en dépit de l’immense lassitude que je ressentais soudain, telle une chape de fatigue immense qui m’écrasait soudain chaque parcelle du corps, j’ai finalement dit : 

« Écoute, c’est pas ce que tu crois, ok, c’est pas ce que tu crois. C’est juste que je n’arrive pas à dormir. Je ne sais pas pourquoi. Depuis que je vis ici dans le nord de l’Amérique, c’est comme ça. L’hiver dure six mois, la nuit tombe à cinq heures du soir… Je n’arrive pas à m’y faire. Pense même aller m’installer dans le Sud, à La Nouvelle-Orléans peut-être. Je voulais t’en parler, voir si… Je ne sais pas. Essaye de comprendre, ça fait des mois que je ne ferme plus l’œil et les entends chaque nuit ou presque... Des mois. Ça éveille la curiosité... » 

Elle m’a regardé bizarrement alors, longtemps, et j’ai bien senti que ce n’était pas assez, enfin qu’il aurait fallu continuer ainsi sur ma lancée à la rassurer, et puis doucement, sans brusquer le truc, me laisser aller à de plus amples confidences, des choses qui remontaient à l’enfance, des blessures personnelles, intimes, profondes, qui expliquent tout et dont les femmes sont friandes, mais à quoi bon, hein, l’un dans l’autre, à quoi bon, pris comme je l’étais la main dans le sac au milieu de la nuit à mater les voisins en pleine action tout en bandant comme un âne. 

« C’est le problème du flagrant délit, m’a dit l’Indien avec qui je bosse une fois qu’il a été au courant de l’affaire, tu ne peux rien dire, tu l’as jusqu’à l’os. » 

Beth a fichu le camp dès le lendemain, déménagé ses affaires pendant que j’étais au boulot. Elle a juste laissé un mot scotché sur la porte du frigo : 

« T’es malade, faut te faire soigner. » 

Mais la vérité, c’est que je n’arrive pas à dormir, que je ne dors plus depuis des années déjà, comme Jacques d’ailleurs, mon frère. Enfin c’est ce qu’il dit quand on s’écrit, ce qui n’est pas souvent. Enfin si, je dors quand même un peu, une heure ou deux, ici et là, arrachées au corps au bras de fer, après avoir un peu trop bu, trop fumé, avant de me réveiller deux heures plus tard en sursaut, transpirant à grandes eaux sur ma couche, pour finalement me relever et recommencer à arpenter ma piaule en long et en large, de l’évier au lavabo, avant d’assez vite reprendre mon poste derrière la fenêtre pour attendre que Pete rentre du boulot, il est barman et rentre tard, et qu’ils s’y mettent. Deux ans que ça dure, et j’en ai vu des choses en deux ans, ça oui, j’en ai vu défiler des Pete, des prétendants et des amoureux transis, j’en ai entendu des I love you et des promesses à n’en plus finir. Des années qu’ils viennent, font trois petits tours et puis s’en vont.    

4


Quand ils ont fini leurs affaires, quatre fois par semaine en moyenne, je me couche moi aussi, enfin je fais comme les autres, je me glisse entre les draps, ferme les yeux, cherche le sommeil, compte les moutons. Je me demande bien pourquoi. Ce n’est pas comme si j’y croyais, juste que je me dis que ça s’arrêtera forcément un jour ces histoires d’insomnie, que ça ne peut pas durer indéfiniment, mais ça dure, ça dure et je ne dors pas. Je n’y arrive pas. Alors les mains derrière la tête, je fixe le plafond et pense à des choses saugrenues. Me demande pourquoi les frites sont meilleures à Bruxelles qu’à Paris. Des conneries du genre. Relis un vieux Géo. Les photos sont extraordinaires et les textes truffés de citations avisées, comme celle de Lord Kelvin, le physicien anglais, qui, dans le dernier numéro de janvier, maintient que les paradoxes n’existent pas dans la nature, sauf chez l’homme. Je me demande ce qu’il en sait. Et puis si on est presque en août, je pense aux journées torrides à venir, à la canicule, aux longues soirées interminables, aux éclairs de chaleur sur le lac Michigan. Je pense aux citadines fraîchement débarquées de Chicago, Milwaukee ou Minneapolis, en week-end ou vacances, qui font leurs courses en bikini. Une paire de tongs, un pagne, un haut de maillot de bain tenu par deux minuscules bouts de ficelle et elles descendent en ville, comme ça, l’air de rien, avec une paire de lunettes de soleil noires sur le nez. 

« Des lunettes de faux jetons, dit l’Indien qui n’a pas la langue dans sa poche, on ne voit pas leurs yeux, on ne sait jamais ce qu’elles pensent. » 

Je passe ensuite aux lieux exotiques où je n’irai jamais : Bali, Montevideo ou Zanzibar, des coins comme ça repérés dans des magazines ou le supplément voyage du New York Times

Et bien sûr je pense aussi à Beth, à Pete et à Tim. Je ne vois pas le futur facile pour ces trois-là, mais ça s’est déjà vu des ménages battant de l’aile qui se raccommodent, alors pourquoi pas eux. Et puis des fois je pense à Beth, rien qu’à elle. Quand elle danse et chante, s’agenouille devant lui et dit : « Non, laisse-moi faire, allonge-toi, laisse-moi faire aujourd’hui, j’ai envie. » Et là, je sais que c’en est foutu pour le sommeil, avec des trucs pareils en tête qui plus est, alors je me relève pour aller boire un coup à La Sirène, mon bar. C’est justement ce que je m’apprête à faire, là, tout de suite. Descendre un verre et me passer les deux ou trois reggaes du juke-box en espérant que le printemps ne se fera pas trop attendre cette année, enfin que le froid touchera à sa fin plus vite que d’habitude, car il faut savoir que l’hiver dure dans le nord de l’Amérique où je vis depuis que j’ai tiré un trait sur la France ; des mois et des mois sans trêve, comme ça, de blizzards canadiens en tempêtes de neige soudaines, coincé à l’intérieur de l’appart à tourner en rond, en apnée profonde derrière les carreaux des fenêtres couvertes de givre qui ne s’ouvrent d’ailleurs plus, condamnées par le gel, à fumer des cigarettes et guetter le ballet des chasse-neiges sur Main Street, la sirène du brise-glace des gardes-côtes qui chaque matin recasse la couche qui s’est formée pendant la nuit dans le chenal.  


5

Le moteur tousse, tourne, prend, ronfle. La courroie de l’alternateur couine. Je laisse chauffer passant en revue la journée. Comme ce matin, quand l’Indien a remarqué que j’avais sale mine. Un Chickasaw avec qui je fais équipe depuis une semaine, entretiens les panneaux de signalisation autoroutiers de Sturgeon Bay à Milwaukee. 

Il m’a demandé ensuite si j’avais revu Phoebe. Je n’ai rien répondu sur le coup. On était sur l’échafaudage et je faisais gaffe où je mettais les pieds. Puis j’ai quand même fini par dire que je n’avais pas trop la pêche ces jours. Qu’on vivait quand même ensemble depuis des plombes. Que… Je me suis arrêté net. Sans même finir ma pensée. Qu’est-ce qui me prenait de me confier ainsi. Je le connais à peine ce mec. On bosse ensemble, rien de plus. Je me suis arrêté net, laissant tomber ma phrase inachevée, tel un poids mort, du haut de l’échafaudage.  

J’aperçois soudain une ombre, puis une deuxième, derrière les rideaux de chez Beth. Elles se déplacent, se séparent et se regroupent comme si elles suivaient le bon vouloir d’un marionnettiste invisible. D’un coup, l’une d’elles se détache et s’approche de la fenêtre. C’est elle. Que peut-elle bien regarder ? La deuxième ombre est soudain derrière elle. C’est Pete, le nez écrasé contre la vitre. On dirait qu’il la bouscule, qu’elle le repousse, qu’ils s’empoignent, qu’elle cherche à lui échapper, mais je suis trop loin, il fait trop nuit, et chacun ses oignons. 


6

Je passe la première. Les pneus neige mordent la route. La voiture s’extirpe des ornières gelées et je roule vers le port où les dockers de Sturgeon Bay sont déjà au boulot sur le pont d’un vraquier canadien dont seule la feuille d’érable de la coque trahit la provenance. Au bout des quais, face à la raffinerie, les flammes des torchères illuminent le labyrinthe de pipelines qui courent entre les citernes des compagnies pétrolières. C’est comme en ville ici, il ne fait jamais vraiment nuit, et je me souviens que Phoebe aimait particulièrement cet endroit. « C’est l’atmosphère film noir », disait-elle. Une fois sur la nationale, je pense aussi à ce qu’elle disait quand on partait en vadrouille en voiture et qu’elle occupait le siège du passager, enfin que ce qu’il fallait retenir dans ce mot, c’était la notion de passage

7

Sur le parking du cinéma qui vient de fermer ses portes, un couple se pelote bruyamment sur la banquette arrière d’une voiture dont le pare-brise est couvert de buée. La Sirène est en face. Avant d’y aller, je traverse la marina gelée, pousse la porte d’un cabanon de pêcheur, allume mon briquet et oriente la flamme vers le trou percé dans la glace où une perche apparaît presque tout de suite, suivie d’une deuxième, puis d’une troisième. Le trou regorge bientôt de poissons sous l’épaisse calotte de glace. Assis sur un seau retourné, j’allume une cigarette et les regarde s’agiter frénétiquement tandis que la porte du saloon s’ouvre et se referme sur les derniers consommateurs.

Un dollar dans le juke-box et Bob Marley entonne No woman no cry. Cinq de plus et le rhum enflamme la nuit. C’est maintenant de Beth dont j’ai envie, même si c’est Phoebe que j’appelle. Et composant son numéro, je pense à ce que m’a dit l’Indien ce matin, pendant la pause, à savoir qu’elle fréquente déjà un autre type, un peintre paraît-il, un paysagiste qui travaille à mi-temps dans le bâtiment pour gagner sa croûte. Pas étonnant, elle a un truc pour les manuels. Flâne chez les quincailliers comme ses frangines courent les magasins du centre. 

Je jette un coup d’œil à la pendule. Bah, vingt minutes d’avance, comme dans tous les bars. Elle décroche et s’emporte dès qu’elle entend ma voix.

« Qu’est-ce que tu veux !

- J’ai…

- T’es un malade ! Faut te faire soigner ! -

- Tu me manques.

- Et alors ?

- Alors rien, je…

- Tu vois, de la parlotte encore de la parlotte ! À ton âge, Alexandre le Grand avait conquis le monde ! »

8


« Sous les tropiques, le temps est une poignée de sable que tu laisses couler entre les cuisses bronzées d’une nymphe scandinave, dis-je à Carol, la barmaid, regagnant ma place au comptoir. Le temps ? Mañana, dans le meilleur des cas.

- Pierre, tu ne serais pas en train de me faire du gringue.

- Et alors ?

- Tente plutôt ta chance quand il y aura du verglas en enfer !

- Et tu appelles ça comment, lui dis-je, indiquant du doigt la baie gelée.

- Tu rigoles, à peine une patinoire. »

      On se marre, et je pense que ça fait longtemps que ça ne m’arrive plus de rire comme ça, pour un rien, avec une jolie femme, sans arrière-pensées ni plan sur la comète, juste pour une connerie et deux verres de trop. Et je le lui dis, me laisse aller à des confidences, évoque aussi les perches de tout à l’heure, attirées par la flamme de mon briquet. Je ne sais pas pourquoi je pense à ça, aucune idée en fait, et je le lui dis. 

« Des fois on pense à des trucs sans raison, ou alors parce qu’il y a quasiment du verglas en enfer, remarque-t-elle en souriant, essuyant un verre.

- On dirait qu’il va neiger, non ?

- Tu crois ?

- On dirait. »

Elle fait le tour du bar, ferme la porte et éteint le néon de l’enseigne, tandis que sur la départementale 42, la sirène d’une voiture de police, puis d’une deuxième, prennent de l’ampleur. 

9

Les voitures de patrouille sont garées dans la cour de l’immeuble. Beth est dehors, une couverture sur les épaules, s’entretenant avec un détective. La porte d’entrée de son appartement est défoncée. Les fenêtres cassées. Il y a du verre partout. La pelouse enneigée est parsemée de vêtements, de chaussures, de papiers. Un transistor est posé sur une chaise brisée. Un magnétoscope pend à une branche d’arbre. Je regarde ce fatras et pense qu’il est grand temps de mettre les bouts et changer de latitude, regagner ni vu ni connu les feux de la grande ville, y louer une piaule à la semaine et voir venir, Chicago, ouais, pourquoi pas, où je ne connais personne. 

Le flic qui garde la porte d’entrée de l’immeuble me demande mon nom, mes papiers, le numéro de mon appartement. Si je connais Beth aussi, et je lui dis oui et non, enfin qu’on se connaît bien sûr, évidemment, mais juste comme ça, sans se connaître, comme des voisins de longue date qui se croisent en coup de vent dans le couloir et échangent deux mots au passage, sans plus quoi. 

Sturgeon Bay, Wisconsin, 1989

Dominique Falkner