Chacun pour soi

1

« Tu te souviens de la première fois, avec une femme je veux dire ?

— Évidemment, enfin comme tout le monde.

- Tu avais quel âge ?

- Une quinzaine d’années.

- C’était qui ?

- Je ne sais pas.

- Tu ne sais pas !

- Non.

- Ben c’était où alors ? fait-elle, dégrafant son soutien-gorge.

- Au bord de la mer.

- Au bord de la mer ? dit-elle, se laissant choir à la renverse sur le lit afin d’enlever plus facilement son jean moulant.

- Oui. On y allait en été.

- Qui ça, on ?

- Mes parents, mon frère, ma sœur et moi.

- Et ?

- Rien. Un soir on est allé voir un film dans un village du littoral. La projection avait lieu en plein air. Un drap blanc tendu entre deux poteaux servait d’écran.

- Ça se faisait aussi chez nous au Nebraska dans les petits patelins.

- Je ne me rappelle plus du film, un vieux truc syncopé en noir et blanc dans les rues de Paris, une histoire de meurtre sur fond de jazz, mais je me souviens que c’est à l’entracte que j’ai remarqué ces trois gamines qui me dévisageaient. Elles étaient plus âgées que moi, seize, dix-sept ans peut-être, et portaient une coupe de cheveux à la Jeanne d’Arc.

- Jeanne d’Arc ? fait-elle, me prenant la main pour la guider entre ses cuisses.

- Ouais, et elles m’ont fait signe d’approcher et la plus hardie a allumé une cigarette qu’elle a fait circuler à la ronde. Je ne savais pas quoi dire, faisant mine d’être intéressé par la seconde partie du film qui venait de reprendre quand la fille à la cigarette m’a demandé de la suivre jusqu’à une cabane de jardin en tôle.

—  Et ?

- Je l’ai suivie.

- Et puis quoi ?

- Elle a enlevé sa jupe et sa culotte.

- Et toi, qu’est-ce que tu as fait ? dit-elle, défaisant rapidement la boucle de ma ceinture maintenant.

- Rien. Je suis resté planté comme un bredin pendant que ses copines pouffaient, me poussant vers elle…

- Ses copines étaient encore là ?

- Oui, et elles m’incitaient à… enfin à faire quelque chose, quoi.

- C’est vrai ?

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Rien, c’est juste que c’est pas courant comme histoire de perte de virginité, mais vas-y, continue.

- La fille s’est rapprochée, a descendu mon short et mon slip avant de me forcer à m’allonger sur le dos...

- Qu’est-ce que faisaient ses copines pendant ce temps ?

- Elles montaient la garde près de la porte.

- Elles se rinçaient l’œil, ouais. Et puis quoi ?

- Pas grand-chose. Tout s’est passé très vite, et une fois leur copine rajustée, elles ont déguerpi en courant.

- Morale de l’histoire ?

- Il n’y en a pas. Les tournants de la vie n’en ont pas besoin. Ils se suffisent.

- Comment ça, un tournant ? Dans quel sens ?

- Certaines choses ont immédiatement commencé à s’effriter. Le quotidien s’est compliqué du jour au lendemain. Je rentrais en seconde, je crois. Les classes étaient mixtes. Il me semble qu’il y avait beaucoup de filles dans la mienne, ou alors je ne voyais qu’elles, je ne sais plus.

- C’est une drôle d’histoire, mais dis-moi, ça c’est vraiment passé comme ça ta première fois ?

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- C’est pas ça, mais je me demande, c’est tout, je me demande…

- Tu te demandes quoi ? Enfin il est évident que j’ai oublié des détails, ça remonte à loin dans le passé.

- C’est justement ça, je ne crois pas au passé.

- Tu ne crois pas au passé !

Non. On regarde en arrière et qu’est-ce qu’on voit ? Un gosse et une gamine qui jouent à touche-pipi. Mais ce gosse n’existe plus que dans la tête de l’homme qu’il est devenu et qui s’en souvient. Enfin qui se souvient de ce dont il veut se souvenir.

- Et alors ?

- Alors rien. Dis-moi plutôt ce que tu as ressenti quand ton sexe a pénétré le sien ?

- Une sensation étrange.

- Comme quoi ?

- Je ne sais plus.

- Quelque chose comme ça ? fait-elle alors, descendant mon caleçon, prenant d’abord ma queue dans sa bouche, puis dans sa main, avant de la rentrer et de la ressortir de son sexe comme un gode.

- Non, j’étais pétrifié.

- Tu avais quel âge déjà ?

- Je t’ai dit, treize ou quatorze ans.

- Treize ou quatorze ans ! Qu’est-ce qu’on sait à treize ou quatorze ans ? Qu’est-ce qu’on pense à treize ou quatorze ans ? Est-ce que tu te doutais que tu raconterais un jour cette histoire à la femme de ton patron dans une chambre d’hôtel un lundi après-midi pluvieux de mars ? Est-ce que tu pensais à la vie qui se déroule souvent de manières incompréhensibles, qu’on ne peut pas toujours contenir ? Est-ce qu’il t’arrivait de réfléchir au mensonge et à ses conséquences ?

- Évidemment que non. Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ?

- Rien, mais dis-moi la vérité maintenant, s’il te plaît. Parce que… Enfin toute cette histoire abracadabrante, je ne sais pas, mais… enfin le prends pas mal, mais j’ai l’impression que c’est fabriqué ton truc, cette histoire de dépucelage rocambolesque.

- Fabriqué ?

- Ouais, enfin te vexe pas, mais tu n’aurais pas un peu brodé, hein, enjolivé sur les bords ? Allez, dis-moi ? »

J’hésite deux secondes, sentant le poids de son corps soudain immobile sur le mien, en attente, et puis je me décide : 

« Écoute, oui, je ne sais pas pourquoi, je suis désolé, mais c’est vrai, j’en ai un peu rajouté. 

- Je le savais, mais quoi par exemple, juste par curiosité ? dit-elle reprenant son mouvement de va-et-vient en plus lent et plus profond maintenant.

- Je ne suis jamais allé au bord de la mer, enfin jamais en famille. Je n’ai d’ailleurs aucun souvenir d’enfance, même si je me souviens de choses évidemment, de fragments lointains, de repas de famille où personne ne parle et de jours d’hivers maussades à attendre le car écolier au bord de la route, mais ces images m’apparaissent de manière floue au travers de séquences hachées comme si elles appartenaient à un autre, au héros d’un film que j’aurais vu il y a longtemps et dont je ne me souviens mal, si tu veux. Mais ce que je sais, en revanche, c’est que ces images s’emboîtent pour former une sorte de fil conducteur et qu’elles ont ce vernis intime, tu sais, cette patine familière qui confirme que ces souvenirs sont bien les miens et pas ceux d’un autre, qu’ils ne sortent d’aucun film. »

Les larmes me viennent. Je pleure comme une madeleine. Je me sens con. Je ne peux plus m’arrêter. Je me sens vraiment con. Pas d’avoir menti et raconté toute cette histoire à la noix, mais plutôt de craquer comme ça devant elle, sans retenue, comme si je pleurais pour toutes les fois où je m’étais retenu, justement, alors qu’il aurait fallu. 


      « Mais arrête de chialer, sérieusement, je m’en fous, dit-elle. C’est sans importance, t’es vraiment tordu. 

- C’est juste pour te montrer jusqu’où un mec est prêt à aller pour une partie de jambes en l’air, lui dis-je crâneur, et je pense alors qu’on se connaît si peu elle et moi, qu’on n’a d’ailleurs jamais rien eu à se dire en dehors du plumard, qu’on se salue à peine quand on se croise au boulot, et cette pensée, renforcée par l’anonymat de la chambre miteuse de la pension de famille du quartier de Bucktown où je vis depuis six mois déjà, et où nous voyons chaque lundi, me donne soudain la sensation d’être en train de baiser avec une parfaite inconnue, en attente de correspondance, histoire de tuer le temps.

- J’ai quelque chose à te dire, fait-elle soudain.

- Vas-y, dis-je, calquant le rythme de son corps sur le mien.

- John est le seul homme avec qui j’ai couché.

- Tu dis la même chose à chaque fois.

- Parce que c’est important.

- Pourquoi ? Mais ce n’est pas une question. Évoquer son mari fait simplement partie de notre rituel du lundi.

- Je veux que tu y penses, lâche-t-elle soudain dans un râle, je veux que tu y penses au moment où tu jouis. » Et soudain son corps frémit et nous sommes maintenant soudés à quelque chose de plus puissant que l’amour et ses balivernes, et à chaque nouvelle poussée de nos bassins, j’ai l’impression d’être engagé avec elle dans une joute dangereuse à l’issue incertaine, comme si, une fois par semaine, chaque lundi, nous baisons comme d’autres sortent un couteau dans une ruelle sombre, tard le soir, quand il n’y a plus rien à perdre et que c’est chacun pour soi.

2

Il est presque dix-sept heures et elle se dépêche, se rhabille en vitesse pour arriver chez elle avant son mari, mais déjà mes pensées virent et je pense aux vacances au bord de la mer, à l’océan cet été-là, au drap en guise d’écran, au film noir et blanc sur fond de jazz, à la musique de Miles Davis, je crois, à la peau de cette gamine sous mes doigts, la moiteur de son sexe, la manière dont elle s’était essuyée ensuite, une fois finie, aux yeux brillants de ses copines qui montaient la garde près de la porte, leur course effrénée dans les ruelles sombres du village tandis que je regroupais mes fringues le corps tremblant. 

Et à partir de là je sais que les possibilités d’élaboration sont multiples, infinies en un sens. Je veux dire, qu’est-ce que ma mère portait ce soir-là ? Une robe ou une jupe ? Un corsage ? Des chaussures à talons, une paire de sandales ? Et mon père ? Une moustache, une barbe ? Et ses vêtements ? Un costume de toile léger, un jean et une chemise à manches courtes ? Et cette gamine, était-elle brune, grande, petite, jolie, maigre ? Et mon frère, qu’est-ce qu’il devient mon frère ? Et ma mère, qu’est-ce qu’elle devient ma mère ? Et mon père, qu’est-ce qu’il devient mon père ?

3

Je m’habille, descends les marches de l’escalier quatre à quatre, hoche du chef en direction du gérant pakistanais, démarre ma vieille caisse et me coule dans les embouteillages du centre, tandis qu’à la radio un type parle avec assurance d’Andromède et répète : « Si si, 2,2 millions d’années-lumière de la terre, absolument », et l’écoutant, là, coincé au feu rouge, je pense soudain, laisse tomber, maintenant, là, tout de suite, ces histoires anciennes à la con, laisse-les tous tomber, et un par un ils disparaissent, filent à l’anglaise, aussi facilement que ça : mon père, ma mère, mon frère, cette gamine d’il y a si longtemps, ses comparses mateuses, ils me sortent de la tête l’un après l’autre, comme elle d’ailleurs, elle et son foutu mari, sans faire d’histoire, et quand le feu passe au vert, que la circulation reprend, je pense soudain que je viens d’avoir trente ans, que j’ai maintenant trente ans, et que c’en est presque fini des giboulées de mars, qu’on est plus qu’à quelques semaines du beau temps, et soudain, je sens que je vais rencontrer la femme de ma vie. 

Je le sens vraiment. Comme un truc imminent. Une affaire de jours. 

Chicago, Illinois, 1993

Dominique Falkner