J’écris la nuit dans ce cahier des notes interminables et avinées, et, au matin, je suis surpris de leur bêtise, ces notes qui carburent aux douze degrés cinq.
Je fais comme Picasso dans ce cahier : «J’y mets tout ce qu’y m’importe. Tant pis pour les choses, elles n’ont qu’à s’arranger entre elles.»
Je suis comme Joseph Joubert dans ce cahier : « …tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase et cette phrase dans un mot. »
À la dérive au travers des mois d'hiver avec pour seul repère la marge de la page de ce cahier qui se referme et se rouvre en moyenne deux fois par semaine sur une autre marge identique. Quand je gribouille ainsi les pages de mon cahier, biffe et rature, je pense à ma tête comme à un citron rabougri sur lequel je m'acharne pour extraire un dernier filet de jus de la pulpe écrasée qui laisse maintenant entrevoir sa pelure blanche.
Mais ce cahier, c’est autre chose ; une ombre sur un pan de briques, celle d’un mec, hésitant, dos au mur face au peloton de la vie, corps arqué, muscles bandés, jaugeant la distance le séparant de l’orée feuillue où il pourra disparaître pour se réinventer, qui, avant la salve, dans un bond, saisit sa chance, le tout pour le tout, et s’élance.
« Je ne puis donner de ma personnalité nul autre échantillon qu’un système de fragments, parce que je suis moi-même quelque chose de ce genre », dit Friedrich Schlegel dans le livre que je lis en ce moment. Ça pourrait être l’épigraphe de tous mes cahiers.