Les gens sont curieux
1
Je l’ai aperçue dans un bar de Bourbon Street où elle buvait une pression en terrasse. Une fille de la campagne qui vient d’arriver en ville, ai-je pensé voyant la lanière de son sac de voyage pendouiller côté rue. La cible parfaite pour un des innombrables voleurs à la tire qui sévissent dans le quartier. J’ai aussi noté son regard glisser vers moi en un long travelling réflexe quand je me suis posé au bar. Elle m’a regardé sans me voir. Peut-être le contraire. Mais j’ai aimé la manière dont elle n’a pas voulu me voir. Alors j’ai pris mon temps, joué une partie de fléchettes, bu une bière. Quand elle s’est levée pour aller aux toilettes, j’ai remarqué qu’elle avait le look des gens du Nord. L’allure yankee, une trentaine d’années. Elle est pas mal, ai-je pensé, et bien roulée là où ça compte.
Mi-mars, mais il faisait doux à La Nouvelle-Orléans et le bar de la terrasse était bondée. Je l’ai de nouveau regardée. Elle portait une robe d’été et sa peau hâlée détonnait dans la grisaille hivernale du Vieux Carré. Elle fumait beaucoup aussi, cigarette sur cigarette. Je vois le genre, ai-je pensé. Une femme à ennuis. Une femme à problèmes. Une femme à mal dormir la nuit et s’en faire le jour. Une Fanny Ardent, Béatrice Dalle et compagnie. J’aurais pu me tromper, qu’est-ce que je savais après tout, mais je sentais que j’avais tapé dans le mille, j’en aurais mis la main au feu. Elle est sur la pente raide, ai-je pensé, finis ta bière et casse-toi. Bon Dieu, occupe-toi de tes oignons pour une fois. C’était certainement ce que j’avais de mieux à faire, mais… Il y a toujours un mais. Vieille histoire.
J’ai demandé au barman ce qu’elle buvait. « Heineken », a-t-il dit. J’ai commandé pour deux et me suis approché.
« Je peux ? ai-je dit faisant mine de m’asseoir.
— Pourquoi ?
— C’est juste une bière.
Elle allait rétorquer quelque chose, mais je l’ai prise de vitesse. « C’est pas ce que tu crois, ai-je dit, et puis coucher avec une inconnue, même super fun, c’est un peu comme jeter l’ancre d’un rafiot qui dérive à vingt nœuds sur un fleuve en crue, ça ne sert à pas grand-chose. »
J’ai lu ça dans un magazine il y a longtemps. Et j’en ai séduit des filles avec cette tirade à la noix. Faut dire ce qui est, et habituellement, quand je sors ça, j’ai droit à un éclat de rire et je sais que le plus dur est fait. Après, ben je fais comme les autres, je vais au charbon, tâte le terrain, improvise en fonction. Mais elle, elle n’a pas ri, seulement hoché la tête et demandé de quel fleuve je parlais.
« Ben le Mississippi, évidemment, ai-je dit retombant sur mes pattes, quoi d’autre, il coule à deux pas en bout de rue. » Elle a souri.
« Je m’appelle Linda.
— Pierre.
— Français ?
— Si j’en crois mon passeport. »
« J’habite près d’ici, lui ai-je dit une fois dehors. À l’angle de Dumaine et de Chartres Street. » Elle n’a rien répondu, se contentant de fouiller dans son sac à main pour en extirper une paire de lunettes de soleil. Elle se planque derrière le verre fumé, ai-je pensé. Et presque tout de suite j’ai senti ses yeux, que je ne pouvais plus voir maintenant, qui me scrutaient.
C’est bon de marcher avec une femme. Le rythme n’est pas le même. On marche autrement, s’intéresse aux devantures. Parle pour parler, sourit pour un rien, lâche des sottises, s’en fiche.
On a traversé Decatur Street où elle s’est arrêtée devant une confiserie. J’ai acheté un ballotin de pralines, puis on est reparti coupant par le parking du chemin de halage pour finalement se poser sur un banc face au fleuve. Le vent soufflait fort. Il souffle toujours ici, vient droit de la mer. Les rafales ébouriffaient ses cheveux. Un saxophoniste faisait des gammes. Deux amoureux marchaient bras dessus bras dessous le long du perré.
« Et alors, les pralines ?
― Différent. »
Il y a eu un long silence. Un de ceux qui sortent d’on ne sait où et s’incrustent en traître. Dis quelque chose, ai-je pensé, dis quelque chose, bon Dieu. Mais je ne trouvais rien à dire, prostré là comme un demeuré. Elle aussi paraissait soudain mal à l’aise. Et moi alors ? Faut quand même le faire, ai-je pensé, démarrer bille en tête pour se retrouver comme un nigaud vingt minutes plus tard à regarder passer les péniches en silence. Je me suis soudain demandé à quoi elle pouvait bien penser, elle ? Qui sait ce que pense une femme qu’on vient juste d’aborder ? D’un autre côté, je ne pensais à rien de particulier alors peut-être que c’était pareil pour elle. En fait, ce n’était pas vraiment que je ne savais pas quoi dire, mais plutôt que je craignais la manière dont elle risquait d’interpréter ce que je lui dirais. C’est crucial les premiers mots, une fois passées les banalités d’usage, et dieu sait qu’il n’y a pas plus rapide qu’une femme pour juger.
Elle a esquissé un sourire, et j’ai pensé d’un coup que j’avais quand même de la chance d’être assis-là, avec elle, en dépit de notre mutisme commun, à regarder passer les chaluts et les cargos un après-midi de mars en Louisiane, enfin que c’était pas si mal. Et j’ai aussi pensé que c’est toujours comme ça au début avant la parole, enfin qu’une espèce de félicité silencieuse flotte dans l’air, et que c’est ensuite, quand on fini par ouvrir la bouche que les choses se compliquent. Et puis, il y a aussi que c’est une erreur de discourir sans prendre garde avec une femme qu’on vient juste de rencontrer. C’est même s’exposer à le payer cher assez vite. Les femmes n’oublient rien, c’est leur grande force, et pardonnent encore moins, ce qui achève de les rendre redoutables. Mais je ne pouvais pas lui dire ça, évidemment, alors je me taisais.
« Qu’est-ce que t’en penses, alors ? ai-je quand même fini par dire en montrant du doigt le Mississippi.
— Je ne sais pas. Mais toi, qu’est-ce que tu fais ici, en Amérique ?
— C’est compliqué.
— Qu’est-ce qui ne l’est pas.
— Et toi, d’où tu viens ?
— Du Wisconsin, tout au nord du pays. Tu connais ?
— Un peu, j’y suis passé.
— Sturgeon Bay ! Ça alors… Mais tu vis ici depuis longtemps, à La Nouvelle-Orléans je veux dire ?
— Un peu plus de six mois.
— Et toi ?
— Je suis arrivé avant-hier.
— Tu penses t’installer ?
— Non. Et toi ?
— J’y suis déjà, installé.
J’ai pensé à ma chambre alors, la manière dont la lumière extérieure dansait sur le papier peint une fois passées les lamelles des persiennes. Comme des flots de soleil liquide. Ça arrivait vers les quatre heures de l’après-midi à cette période de l’année, dans un peu moins de vingt minutes donc.
— Allons chez moi.
— Pourquoi ?
— J’aimerais te montrer quelque chose.
— Parle-moi de chez toi ?
― Comme quoi ?
— Je ne sais pas, un truc qui pourrait m’inciter à accepter l’invitation d’un type que je ne connais pas dans une ville que je ne connais pas.
— Eh bien, il y a un restaurant grec en bas de la pension où je loge et où travaille aussi la femme de chambre. Elle lave les draps une fois par semaine et quand tu les récupères, ils sentent la moussaka.
— Et ?
— C’est pas désagréable.
— Regarde, fait-elle soudain, me prenant la main, un cargo russe. »
2
« Les gens sont curieux, tu sais. Ils posent des questions, cherchent à savoir, mais quant il s’agit d’encaisser la vérité, l’estomac leur manque. »
Il y a un long silence, puis elle se penche pour m’embrasser, et je sais alors qu’elle veut quelque chose, que son geste n’est pas innocent, et j’ouvre vite le journal histoire de prendre mes distances, de la faire hésiter et peut-être changer d’avis, mais c’est déjà trop tard :
« Qu’est-ce que tu dirais de mettre les bouts ? Tu sais, de tracer pour aller voir ailleurs ? Juste nous deux.
Un bref instant, j’ai la sensation de perdre pied et de tomber, tomber dans un gouffre sans fond.
— Je ne sais pas.
— Mais tu n’es pas d’ici et il y a forcément un endroit où tu préférerais être, en France, peut-être, enfin un coin où tu te sentes plus chez toi, dit-elle alors en bégayant comme si elle cherchait à livrer le fond de sa pensée tout en faisant attention à ne pas trop en dire.
— Non, je ne vois pas.
— Moi si, dit-elle. Puis elle allume une cigarette et tire une longue taffe. Les volets sont fermés, le bout de la cigarette grésille dans la pénombre et ça me rappelle tant d’autres fois avec d’autres, à échafauder des plans et des projets. Je la regarde alors, puis de nouveau, franchement cette fois, m’arrêtant sur son visage inquiet et c’est là que j’aimerais lui dire que moi aussi je connais la sensation de vertige qui va de pair avec l’estomac qui se noue juste avant de se jeter à l’eau. Et le sang qui rugit ensuite dans les tempes, le pouls qui s’affole, la voix qui chevrote, les paumes qui se couvrent de moiteur et le malaise instantané d’en avoir trop dit. Je sais, aimerais-je lui dire, je sais ce que tu ressens et cherches à me dire, mais je n’en fais rien, je ne dis rien, je me contente de la regarder.
— Bon, vas-y, accouche alors ?
— Key West, dit-elle.
— Où ?
— Une île de pêcheurs au sud de la Floride. Un coin magique baigné de soleil. On y passait les vacances en famille quand j’étais gamine. J’ai toujours voulu y vivre.
— Bouger ne me dit rien ces derniers temps.
— Dommage, parce que moi, c’est là où je vais planter mon tipi. T’aurais pu m’accompagner, prendre des couleurs, t’en as besoin. Mais bon, pour ce qui est d’aujourd’hui, de l’immédiat, t’as pas envie de faire un tour. On étouffe ici dans cette piaule. Et puis c’est samedi, merde !
— Où, en ville ?
— Non, vers Lafayette, dans le bayou, du côté des dancings acadiens. On pourrait même passer la nuit. »
Elle m’a embrassé longuement alors, et puis elle s’est levée et sa robe a glissé le long de son corps, de ses jambes, de ses mollets, de ses chevilles, et elle s’est assise sur moi, comme ça, à califourchon, en petite culotte et soutien-gorge. J’ai dégrafé son soutien-gorge alors, et je n’ai plus pensé à rien.
3
Dans la rue du quartier du Vieux Carré, les voyantes, les cartomanciennes, les jongleurs et les arnaqueurs étaient déjà au boulot essayant de fourguer leurs camelotes et leurs boniments aux premiers badauds qui flânaient autour de Jackson Square, tandis que trois percussionnistes jouaient face au parterre du Cabildo, à deux pas d’un nain sexagénaire perché sur un tonneau qui haranguait la foule à grand renfort d’adjectifs tonitruants avant son prochain tour de passe-passe. On est ensuite passé devant une femme noire en costume de mousquetaire qui proposait des massages revigorants en réchauffant ses gros doigts boudinés à la flamme d’un réchaud à pétrole. Plus loin, un travesti fringué geisha était assis sur un tapis dans la position du lotus et jouait du tympanon. Et l’argent passait déjà de main en main dans l’air frais du matin et force était de constater que c’était une journée comme une autre qui commençait, clinquante de vie et d’énergie, et la seconde d’après tout ça m’a semblé triste et vu et revu mille fois. J’ai alors pensé à ce que Linda avait dit le matin même, et j’ai su que cette ville ne faisait pas l’affaire, ne ferait jamais l’affaire, mais aussi que la notion de chez moi, de ce qui aurait pu faire l’affaire, m’était aussi complètement étrangère.
« Qu’est-ce que t’en penses, ai-je dit ouvrant la porte du garage.
— Un Chevy ! Les pick-up et moi, c’est une histoire d’amour.
— Love, vous n’avez que ce mot à la bouche en Amérique.
— Et Dieu. »
Je suis sorti de l’autoroute 10 à Iberia où il y avait un Motel 6. J’ai payé, demandant à la réceptionniste ce qu’il y avait à faire dans le coin. Elle m’a tendu un plan et l’adresse d’un boui-boui cajun. On est monté dans la chambre ensuite, et pendant que Linda prenait une douche je suis redescendu au rez-de-chaussée voir s’ils avaient un truc qui ressemblait à un super dans le coin, et alors que je refermais la porte de la chambre, j’ai percuté de plein fouet Roussel, son nom était brodé sur sa chemise, l’homme à tout faire du motel. Je me suis excusé et allais continuer mon chemin quand la manière dont il se tenait m’a interpellé. La partie supérieure de son corps était inclinée en arrière, mais ses jambes, elles, étaient droites tels deux piquets boulonnés au sol, comme s’il y avait beaucoup de vent et qu’il avait du mal à se tenir droit.
« Vous êtes de Chicago ? m’a-t-il demandé.
— Non, pourquoi ?
— Ah bon, c’est juste à cause des plaques de votre voiture… Elles annoncent la couleur si je puis dire sans jeu de mots et puis on n’en voit pas des masses dans le coin, des plaques de l’Illinois, alors je les ai tout de suite repérées. C’est de famille aussi, mon père en faisait collection.
— Ma femme est de là-bas, pas moi.
— Ah, ça explique tout. »
J’ai pris la voiture jusqu’au super, me rendant compte que l’échange avec le factotum m’avait secoué. Pourquoi lui avoir dit que Linda était ma femme ? Pourquoi avoir menti ? Les motels sont pleins de couples illégitimes après tout. Et puis ce n’était pas la première fois que je me surprenais à mentir pour des broutilles, des contrevérités qui ne mangeaient pas de pain, c’est vrai, mais quand même, il allait falloir que je me surveille de plus près.
J’ai acheté un pack de bières, une pinte de vodka et un litre de jus d’orange. Quand je suis revenu au motel, Linda avait loué un film porno, baissé le son de la télévision, mis de la musique et tamisé les lumières.
« Et si on restait ici, hein ? »
4
Je me suis réveillé en sursaut. Le jour pointait derrière les rideaux. Linda dormait le dos tourné. Le compresseur d’un camion frigorifique ronronnait au fond du parking. Les glaçons avaient fondu dans le seau à glace. Je l’ai vidé dans le lavabo. Mon visage m’a fait un drôle d’effet dans le miroir de la salle d’eau. « Eh, me suis-je fait à moi-même en grimaçant comme si j’interpellais une tierce personne, un inconnu. Eh, toi, oui toi, l’ai-je apostrophé une fois de plus, qu’est-ce que tu veux ? Qu’est-ce que tu fais ici ? Je me suis mis à étudier mon visage. J’avais à peine trente ans et déjà des rides. Des cheveux gris aussi. Sans compter l’air fatigué. Crevé même. J’ai arrêté mes grimaces et suis rentré sous la douche où l’eau brûlante m’a cinglé le dos.
Quand je suis revenu dans la chambre, j’ai tout de suite vu que Linda n’était pas la, mais je n’y ai pas plus pensé que ça, me suis dit qu’elle était descendue voir si le café était fait. J’ai allumé la télévision, regardé les infos. Je me suis rhabillé ensuite, trouvant une de mes chaussures sous le lit, et quand je me suis baissé pour la ramasser, j’ai remarqué un morceau de papier posé sur le traversin : « Tu vas me manquer, Frenchie, t’es un bon coup. »
Je me suis assis sur le lit, le relisant plusieurs fois, puis j’ai ouvert la porte de la chambre, inspecté l’extérieur du motel, le parking, du haut du balcon. Rien. Soudain, le téléphone de la table de nuit a sonné. Je l’ai décroché. Rien non plus, mais je sentais une présence au bout du fil. Des bruits lointains, de moteurs, de circulation. Puis la voix d’un homme :
« Bon ça va comme ça, redonne le téléphone maintenant. »
Je me suis soudain rendu compte que le sac de Linda n’était plus là.
J’ai bouclé le mien alors, et suis descendu à la réception où Roussel, le factotum, buvait le café avec la femme de ménage. Je lui ai demandé s’il avait vu une femme sortir du motel.
« Quand ?
— Là, maintenant, enfin un quart d’heure peut-être. Une brunette d’une trentaine d’années.
— Ouais, je l’ai vue. Jolie fille. Yankee pour sûr. Elle est partie avec un routier y’a pas vingt minutes.
— Quoi ?
— Un gros bahut immatriculé Floride. J’ai reconnu la plaque, avec le lamantin, y’a pas à se méprendre.
— Le type du camion a dit où il allait ?
— Rien dit. Juste payé sa note.
— Et elle, elle a dit quelque chose ?
— Ouais, a dit la réceptionniste, elle a dit qu’elle changeait de latitude. Une île, elle a ajouté, tout au sud de la Floride, où il fait beau toute l’année. »
J’ai acheté une boîte de coca au distributeur de boissons, l’ai bue à l’extérieur. Il était tôt et le parking du motel encore désert, mais la plupart des chambres étaient maintenant éclairées.
Une sorte de lumière orange rougeoyait le ciel à l’horizon.
J’ai senti une présence soudain. Roussel m’avait rejoint et regardait lui aussi en direction de la lueur orange qui empourprait le ciel.
Soudain, la brise a changé de direction, nous apportant une odeur singulière, douce et mielleuse. Je me suis tourné vers lui :
« Qu’est-ce que c’est que cette odeur, hein, et cette lueur là-bas ?
— Ils brûlent la canne, patron.
— La canne ?
— Oui, patron, la canne à sucre. Ils brûlent les mauvaises herbes des champs avant l’arrivée des coupeurs, à cause des serpents. »
C’était une odeur agréable, un peu comme de la guimauve grillée, et j’ai respiré plusieurs fois très fort pour m’en remplir le nez et les poumons.
La Nouvelle-Orléans, Louisiane, 1993