Dortoir volant

Il avait onze ans et le sentiment déjà que la terre n’était qu’une escale, un lieu de transit où il ne saurait être question de s’attarder, par la force des choses. Le tout chevillé à la sensation aiguë d'être projeté de l'avant dans l’inconnu, comme un proton coincé dans un accélérateur de particules dont il venait pour la première fois d’entendre parler à l’école. 

Il avait douze ans et dans la chambre à coucher où flottaient les effluves paraffinés des bougies qui brûlaient sur la table de chevet, il lisait sous les draps jusqu’à en avoir mal aux yeux afin d’acculer le sommeil dans ses derniers retranchements, pressentant déjà qu’il fallait se méfier de la nuit et des ombres que le faisceau de sa lampe électrique révélaient sur le mur derrière lui.

Il avait quinze ans, apprenait d’un vieux monsieur conservateur de musée que les morts voyagent loin dans les entrailles de la terre, et se réfugiait dès lors dans un cagibi sombre pour y investir l'obscurité d'individus sournois qu’il se représentait comme autant d'émissaires venus le renseigner des dernières rumeurs du Styx, de l'humeur du nocher et des affaires infernales. Ces coursiers devinrent ensuite de superbes pythonisses complaisantes évoluant dans le plus simple appareil au portique de son imagination pubère. 

Il avait seize ans et refusait maintenant la parole, ne répondait aux questions parentales que par des hochements de tête. 

Il avait dix-sept ans et passait les dimanches dans le garage, la cave et le cellier de la maison loin du rire des siens qui festoyaient à l’étage au-dessus. Au milieu des tuyauteries de chauffage et des cumulus, entre les citernes de mazout et la fiente des rats, il tenait à jour son livre de la vie, un simple cahier pour des questions qui ne l’étaient pas. 

Il avait vingt ans maintenant et l’allure farouche de ceux qui sont aux abois. Le geste révolté comme viatique, l’esbroufe et la pudeur à fleur de peau, il entretenait avec force l’espoir que ce qui le garrottait sans relâche s’effondre et s’écroule, se ramasse et implose. 

Il avait trente ans et courrait sur les routes du monde. Mais les ombres de ses nuits d’enfants le devançaient et l’attendaient en bas de l’échelle de coupée, de la marche de train ou de la passerelle d’avion à Nouakchott, Minneapolis ou Bénarès, dans les bras d’une femme ou seul, en proie au fou rire ou essuyant les larmes qu'un rien déclenche, au hasard des rencontres et des étreintes sans lendemain. Alors souvent il ne s'endormait qu'aux premiers feux de l'aube, lorsque le jour filtrait enfin derrière les volets, les tempes battantes et les bras ballants sur un matelas sans nom entre des draps anonymes. Une reddition sauvage le dos au mur de la  nuit.

Il a cinquante aujourd’hui, parle volontiers, mais choisit souvent de se taire même si les fantômes d’hier abandonnés sur le carreau d’autres vies viennent fréquemment lui rendre visite en parents, en amis, en consœurs, en amantes, le temps d’une pensée fugitive à l’approche du sommeil ou dans le no man’s land d’un avion moderne semblable à un immense dortoir volant ou des centaines d’hommes et de femmes qui ne se connaissent pas mangent et dorment ensemble, et là, au bord du rebord, face au gouffre journalier, sur le fil du rasoir, entre rien et peut-être, dans cet espace aéronautique confins et pressurisé où tout semble encore possible si loin au-dessus de la terre, il comprend finalement que l’ombre d’hier, sur le mur de sa chambre d’enfant, n’est rien que celle d’un autre, en suspens, attendant l’heure de bientôt se calquer sur la sienne. 

Mars 2013, quelque part au-dessus de l’Atlantique

Dominique Falkner